Reportage
Aller simple pour Tokyo
Que vient faire Spirou? le groom bruxellois au pays du manga ? L’avenir de la BD européenne passerait-il par le Japon ? Le point sur un mariage d’amour et de raison.
Ventilateurs, climatiseurs, courants d’air : rien n’y fait. Dans le minuscule appartement où vit et travaille Hiroyuki Ooshima, l’ambiance est tropicale. Même à Ekoda, quartier « vert » et paisible de Tokyo, le ciel de septembre pèse comme un couvercle. Plafond bas, lumière diffuse, bourdonnement des ordinateurs et de la table lumineuse qui mangent tout l’espace, murs couverts de rayonnages surchargés : cet atelier de mangaka ressemble à beaucoup d’autres. Un bocal, une cellule où tout est à portée de la main et où la cloison qui sépare le lit du poste de travail a l’épaisseur d’un remords. C’est là qu’Ooshima réinvente à sa manière un héros emblématique de la bande dessinée franco-belge : Spirou. Une version 100 % manga, en noir et blanc, et dans le sens de lecture japonais (de la droite vers la gauche), du personnage créé par Rob-Vel en 1938 et popularisé par Franquin. Un Spirou aux grands yeux et à l’air espiègle, très kawaï (mignon), au dire des Japonais.
Avec près d’un milliard de mangas vendus chez lui chaque année, le Japon, premier producteur et consommateur mondial de bulles, se soucie peu des autres pays. Si ce n’est pour leur vendre ses propres séries. Avec succès, puisque, aujourd’hui, les mangas nippons se taillent la part du lion aux Etats-Unis et surtout en Europe : en Espagne, en Allemagne, en Italie, en Pologne, ils sont en tête des ventes. Même la France, avec ses grands auteurs et sa tradition bédéphile, a, en l’espace de cinq ans, cédé beaucoup de terrain. Aujourd’hui, les mangas constituent près de la moitié des parutions et pèsent 40 % du chiffre d’affaires du secteur. Un phénomène visible à l’œil nu, pour qui se promène à la Fnac et dans les librairies spécialisées, où les rayons manga ne cessent de prospérer.
Après avoir pris de haut ce qui n’était à leurs yeux qu’une mode, les gros éditeurs français ont réagi. Certains en créant leurs propres collections, d’autres en rachetant des petites maisons spécialisées. Des expédients rentables, mais qui ne solutionnent rien. Car c’est bien à la menace de disparaître que la BD franco-belge se trouve confrontée. Les bons résultats cachent une réalité préoccupante. Derrière le succès de grandes séries (Astérix, Titeuf, Largo Winch, XIII, Blake et Mortimer, Lucky Luke), le reste de la production s’essouffle. Les sorties se multiplient, s’amoncellent, mais ont du mal à trouver un public. Surtout, les acheteurs de BD vieillissent. La plupart des jeunes étanchent leur soif de bulles dans les mangas et ne se reconnaissent plus dans les codes européens. Lorsqu’on est comme eux habitué à lire des histoires de 200 pages, rythmées, étoffées, et dont un nouvel épisode en provenance du Japon sort chaque trimestre, on a du mal à se satisfaire d’un album de 46 pages, fût-il beau et en couleurs. Surtout quand il faut attendre deux ans pour lire la suite...
Du coup, l’idée a germé chez certains de jeter des passerelles entre la BD et le manga. D’imaginer de nouveaux formats, des hybridations, autrement dit un euromanga. Jean-David Morvan est de ceux-là. Scénariste de plusieurs séries à succès (Sillage, Nävis) et, depuis trois albums, de Spirou, ce Rémois de 37 ans est persuadé que l’avenir de la bande dessinée passe par le pays du Soleil-Levant. Pas un hasard donc s’il situe les nouvelles aventures du groom et de son ami Fantasio à Tokyo. Depuis 2003, le trio qu’il forme avec le dessinateur espagnol José Luis Munuera et le coloriste Christian Lerolle a impulsé une nouvelle dynamique au héros septuagénaire. Si les robots et les nouvelles technologies s’inscrivent dans la tradition Franquin, la composition, le rythme du récit doivent désormais beaucoup au manga. Une influence revendiquée par ces trentenaires, qui comparent souvent l’irruption de la BD nippone dans le monde franco-belge à la naissance du rock’n’roll. « Ce sont les mêmes notes, les mêmes instruments, mais c’est une autre manière de jouer. »
Fou de Japon, où il se rend régulièrement, infatigable collectionneur qui entasse des piles de BD à Reims dans un appartement réservé à cet usage (!), Morvan connaît comme sa poche tous les recoins du Mandarake. Dans cette immense librairie d’occasions située dans les sous-sols du frénétique quartier de Shibuya, la richesse du manga et de ses produits dérivés (séries d’animation, figurines, cartes, jouets, jeux vidéo...) saute littéralement aux yeux. Avec sa boule à zéro et sa carrure de fort des halles, le scénariste est ici chez lui. « Pourquoi tant de jeunes Européens se reconnaissent-ils dans les histoires d’adolescents japonais ? Ça, c’est la vraie question ! La société, l’environnement, le système éducatif sont si différents, alors pourquoi ? Parce que les auteurs de mangas ont compris que raconter le quotidien d’un groupe de personnes peut être passionnant : ce qui arrive au héros, ses relations avec les autres, son évolution prennent presque plus de place que l’intrigue proprement dite. La BD raconte des aventures ; le manga, lui, met l’accent sur les personnages. Le succès des séries américaines fonctionne sur le même principe : on peut plus facilement s’identifier aux personnages de Desperate Housewives qu’à ceux de Tintin. » A ses yeux, le manga est devenu « le format dominant, la référence mondiale », un espéranto qu’il faut absolument maîtriser si l’on veut toucher le public jeune et surtout s’exporter.
Déjà familier des projets transeuropéens, Morvan s’est lancé dans des collaborations plus lointaines. Avec des dessinateurs chinois rencontrés l’an passé à Pékin, et bien sûr avec des Japonais. Internet a aboli les distances et, avec un agent bilingue à Tokyo qui fait le lien avec les auteurs, plus rien n’est impossible. JDM travaille avec Ooshima sur la version manga de Spirou et a déjà cosigné Le Petit Monde avec Toru Terada, un album sorti en France et bientôt publié par un éditeur japonais. « Très encourageant. La preuve que je ne suis pas à côté de la plaque. » Mais c’est de son projet avec Jirô Taniguchi qu’il attend le plus. Révélé par Quartier lointain, récompensé à Angoulême pour Le Sommet des dieux, très courtisé par les éditeurs français, le dessinateur nippon de 59 ans est parvenu à réconcilier les amateurs de BD traditionnelle avec le manga. Ses armes : un trait épuré et minutieux, et, surtout, une rare faculté à rendre l’émotion d’un regard ou d’une situation. Féru de culture occidentale, Taniguchi, qui a déjà signé un album avec Moebius, Icare, rêve en effet de faire des BD. Un souhait bientôt exaucé avec Mon année, chronique de la vie d’une famille française à travers le regard d’une petite fille handicapée. Cette idée, soufflée par Morvan, a tout de suite plu au « vieux » maître, et le premier des quatre volumes devrait paraître l’année prochaine.
« Nous offrons aux dessinateurs japonais ce qu’ils n’ont pas chez eux : la possibilité d’utiliser la couleur, de travailler dans un plus grand format et avec un autre sens de lecture, bref de faire de beaux albums cartonnés. Surtout, nous leur donnons le temps de fignoler les dessins. Un luxe, dans ce pays où les mangakas à succès doivent fournir de quinze à vingt planches par semaine ! Même en travaillant en équipe, la pression est énorme. Quand ils achèvent une série, ils sont lessivés. » Débonnaire, chemise à fleurs échancrée, la verve et l’accent bruxellois, Yves Schlirf a été l’un des premiers à comprendre l’impact réel du manga et à regarder vers l’avenir. Patron de Kana, la filiale de Médias Participations dévolue à la BD nippone, éditeur heureux de Naruto (la série phénomène, près de 3 millions d’exemplaires vendus en France !), Schlirf a, selon ses collaborateurs, « du nez et de la chance ». Et aussi pas mal d’idées ébouriffantes. On retrouve souvent sa patte derrière les projets qui s’échafaudent entre les deux pays. « Même si elle reste toute-puissante, la BD japonaise a vu ses ventes diminuer ces dernières années. Dans le métro de Tokyo, les téléphones portables se sont substitués aux mangas. Elle aussi a besoin de se renouveler, de s’ouvrir à d’autres influences. Nous pouvons leur apporter un autre regard, une sensibilité différente. L’idée, c’est de forger ensemble une BD qui emprunte autant au manga qu’aux dessinateurs européens, d’ouvrir une troisième voie. L’idée a déjà été lancée au début des années 90 par une grande maison d’édition japonaise, la Kodansha, qui avait fait appel à de nombreux auteurs européens, mais le projet n’a pas été couronné de succès. Avoir raison trop tôt, c’est souvent avoir tort. A nous de leur prouver qu’aujourd’hui les temps ont changé et que des collaborations mixtes peuvent être profitables à tout le monde. » Pour cet ex-libraire transformé en stratège, l’association Morvan et Taniguchi est un cheval de Troie, une façon de convaincre, bel objet en main, d’autres auteurs et éditeurs nippons de tenter l’aventure. « J’aimerais associer des scénaristes japonais à des dessinateurs franco-belges. Profiter du génie narratif d’un Otomo ou d’un Kazuo Koike et voir, par exemple, ce que Boucq en ferait. Ou, pourquoi pas, faire redessiner par un Occidental le best-seller absolu qu’est Monster, d’Urasawa, sorti en manga chez nous mais passé inaperçu. J’ai envie de voir également si nos héros nationaux sont adaptables en manga. Comme ce que l’on essaie de faire avec Spirou. Pourquoi ne plairaient-ils pas au public japonais ? Si on y parvient, c’est le jackpot ! On m’accuse souvent de vouloir tuer la BD franco-belge. Pas du tout ! Je viens de là, j’aime ça, c’est ma culture. Mais, si on veut la sauver, il faut inventer de nouvelles formes et trouver de nouveaux marchés. »
Plutôt d’accord sur le diagnostic, Frédéric Boilet ne croit pas trop à ces remèdes. Installé à Tokyo depuis près de dix ans, ce dessinateur, traducteur, adaptateur et aujourd’hui directeur de la collection Sakka (auteur) chez Casterman, est une figure historique de l’« implantation » française au Japon. Initiateur de Japon – un recueil de nouvelles dessinées par des auteurs des deux pays sorti l’année passée –, il ne croit pas aux « mariages arrangés » par les éditeurs. « Il faut qu’il y ait une réelle envie. Un ouvrage à quatre mains nécessite une véritable fusion, une complicité de tous les instants entre les auteurs. J’ai du mal à penser que l’on puisse travailler en harmonie lorsqu’on vit à 10 000 kilomètres de distance et que l’on ne parle pas la même langue. » L’homme qui a beaucoup œuvré pour la reconnaissance de Taniguchi nourrit des doutes quant à l’attitude des éditeurs japonais. « Ils sont encore peu à croire à l’intérêt des échanges. Au contraire, certains seraient plutôt enclins à nous mettre des bâtons dans les roues. Ils n’aiment pas trop que les gaijins (étrangers) se mettent à parler japonais et communiquent directement avec “leurs” auteurs. Ils font le black-out sur les adresses et les numéros de téléphone ; l’un d’entre eux m’a même interdit de voir ou d’appeler Taniguchi ! »
Message reçu du côté de Jean-David Morvan. Avec ses compagnons d’atelier, le 510 TTC (presque un nom de gang), l’entreprenant scénariste a monté une annexe à Tokyo, dans le quartier de Nakano. Et compte s’y installer et apprendre la langue. Pugnace, « obsessionnel », disent ses amis, Jean-David Morvan compte faire son trou au pays des mangas et entend bien s’en donner le temps et les moyens. Jean-David contre Goliath, l’affiche est belle, et les paris sont ouverts.
Stéphane Jarno
j' ai trouvé ça sur le site internet de telerama
http://www.telerama.fr/livres/M0610161224142.html